Présence de la révolution française : L’impôt et les droits sociaux

, par udfo53

Le paiement de l’impôt n’est pas un don anodin mais un acte générateur de contreparties, notamment en matière de droits sociaux.

On trouve parfois mention, dans les livres traitant du Moyen Âge, de données délicates à interpréter par les historiens. Il s’agit de transferts économiques, notamment des paysans vers les seigneurs, dont on ne parvient pas à dire s’ils relèvent du don ou de l’impôt.

Ainsi les eulogiae que mentionne Georges Duby1. Selon cet auteur, et aussi le Mediae Latinitatis Lexicon Minus de Niermeyer2, leur dénomination renvoie à l’hommage, au don qui fait honneur. Pourtant il semble que ces prestations, souvent en nature (blé, fruits, volailles) ne devaient pas manquer d’être apportées périodiquement par les paysans à leur seigneur. Sous ce rapport, elles s’apparentent plutôt à un impôt. Citons encore les oublies, les étrennes, d’autres prestations coutumières, dont le statut paraît relever à la fois des « générosités nécessaires » (selon l’expression de Georges Duby), d’une part, et de la taxe, de l’impôt ou autres transferts contraints d’autre part.

Ces pratiques coutumières perturbent nos catégories modernes. Il semble en effet évident que le transfert d’un bien ne peut pas relever de la générosité et de l’imposition à la fois. Les deux notions paraissent incompatibles. Aussi de telles pratiques médiévales brouillent cette étanchéité catégorielle : leur ambiguïté interne ne permet pas toujours à l’historien de distinguer le don d’avec la fiscalité. Voici notre proposition : il faut prendre pour critère l’exigibilité. Ce terme désigne dans notre propos la possibilité de recourir à la violence réputée légitime –c’est-à-dire tenue comme telle par le droit ou les coutumes– pour qu’un transfert de bien ou de monnaie, une prestation de service soient effectués. Il faut dès lors se demander si le transfert est exigible, et si oui, par qui (la notion d’exigibilité3 en matière économique est l’opérateur nécessaire sans lequel il est impossible de décrire correctement les phénomènes de circulation économique, quelle que soit la société que l’on envisage). C’est un caractère définitionnel du don qu’il consiste en un transfert non exigible. Si un transfert est exigible, au sens ici précisé, il est inadéquat de l’appeler « don », si nous voulons du moins que ce dernier mot garde un sens un peu précis. À l’inverse, c’est un critère définitionnel de l’impôt, de la taxe et des transferts généralement qualifiés de fiscaux d’être exigibles. S’il est réputé absolument illégitime de recouvrer un paiement par l’exercice d’une contrainte physique, on voit mal ce qui justifierait d’appeler ce paiement « impôt ».

Ainsi le don est non exigible. Mais il a encore une autre caractéristique définitionnelle : il n’ouvre pas droit à une contrepartie exigible. Ce dont la contrepartie est exigible (par la force réputée légitime : huissier, saisie sur bien, violence coutumière) n’est pas un don.

Si la contrepartie est exigible, alors nous avons généralement affaire4 à un échange économique (un prêt bancaire par exemple) : ensemble formé par deux transferts dont chacun est la contrepartie exigible de l’autre.

Mais qu’en est-il de l’impôt ? Ouvre-t-il ou non droit à une contrepartie exigible ?

Ce point peut faire l’objet de discussions dans nos sociétés modernes. Mais il est clair que dans la majorité des sociétés ayant pratiqué l’impôt, depuis les anciens empires du Moyen-Orient ou de l’Amérique préhispanique jusqu’à l’État royal des Bourbons, le contribuable payant ses impôts n’avait pratiquement aucun recours, aucun moyen pour exiger, au besoin par la contrainte physique légitime, quoi que ce soit de la part des institutions en contrepartie des taxes, impôts ou corvées qu’il fournissait.

Dans les sociétés anciennes ou médiévales, taxes, impôts ou corvées sont comme des transferts et prestations exigibles (en l’espèce, par l’instance détentrice de l’autorité politique) sans contrepartie exigible (par l’individu ou le groupe ayant fourni ces transferts ou prestations). Nous envisagerons plus tard si la situation a changé avec les ruptures révolutionnaires et l’évolution des États européens vers la démocratie parlementaire, caractérisés entre autres par la fragile instauration de protections sociales et de droits sociaux au bénéfice des individus.

Quant au Moyen Âge, notre proposition est la suivante : si un document permet d’établir que telle ou telle prestation (par exemple les eulogiae) dans les mondes médiévaux était exigible, et qu’elle pouvait être recouvrée par une violence réputée légitime, alors cette prestation peut et doit être considérée comme relevant de la taxe ou de l’impôt, non pas du don. Si au contraire un document permet d’exclure cette possibilité, il faut inscrire cette prestation du côté des dons coutumiers, non de l’impôt1.

Mais il se peut que les eulogiae aient été, d’abord, des dons coutumiers. Puis ils muèrent, de sorte qu’en une époque ultérieure, le même mot a désigné ce qui, de facto, était devenu un impôt. Mais son nom a gardé mémoire d’un don désormais mort.

Fort de cette notion d’exigibilité, on peut envisager l’histoire de l’impôt, la « sociogenèse du monopole fiscal » (pour reprendre un titre de Norbert Élias2), d’une façon renouvelée. Et l’on remarque alors que, sur le long terme, des temps féodaux jusqu’à l’absolutisme, le domaine de l’exigibilité royale s’étend. Les moyens de la monarchie pour imposer et légitimer ses exigences en matière fiscale se renforcent, malgré les résistances de tout ordre, de la noblesse, des paysans ou de la bourgeoisie urbaine.

Mais il ne s’agit là que d’une orientation possible de l’exigibilité : celle qui va du seigneur, du roi ou de l’autorité politique en général au serf, au sujet ou au citoyen, et qui porte sur des prestations, telles que l’impôt, la corvée, le service militaire, que l’individu doit fournir aux pouvoirs publics. L’autorité politique peut exiger tout cela par la force. Ces transferts vont donc de l’individu ou du groupe local à l’instance qui détient le pouvoir politique, l’individu ou le groupe n’ayant, selon le droit en vigueur dans l’Ancien Régime, aucune légitimité à exiger, mais seulement à demander, par des prières et suppliques, des transferts ou des prestations en retour. Ceux-ci, dès lors, s’ils avaient lieu, prenaient la structure d’un don.

Certes, il y a les droits coutumiers des paysans à l’égard du seigneur : celui, par exemple, que ses greniers leur soient ouverts en cas de disette. Mais de tels prétendus droits coutumiers n’ouvraient guère de possibilité d’un recours judiciaire à la coercition ou à la contrainte, par la force publique, contre le seigneur, en cas de refus de celui-ci. En de telles situations, les recours en justice étaient très rares ou bien inexistants3.

Mais cette histoire de l’exigibilité, des évolutions conjointes du don et de la fiscalité, permet de repérer une rupture majeure, dont il n’est peut-être pas d’exemple dans l’Histoire en dehors de l’époque moderne. Il s’agit de ce que nous proposons d’appeler le dédoublement de l’exigibilité. L’idée est que le sujet, le citoyen, l’individu a le droit d’exiger quelque chose de l’État, et corrélativement que l’État a des obligations envers l’individu.

Nous voici parvenus au concept de droits sociaux

Ils impliquent ce dédoublement de l’exigibilité. Un droit social n’est pleinement tel que si l’individu peut, par des recours juridiquement structurés, faire valoir son droit à obtenir une ressource, voire à conduire ces recours de sorte qu’un organe des pouvoirs publics (par exemple, un tribunal administratif ) contraindra une autre institution publique (mettons, une caisse d’allocations) à lui fournir cette ressource. Sans cette possibilité pour l’individu d’exiger que l’État lui ouvre gratuitement l’accès à un bien ou service, les pouvoirs publics restent de généreux donateurs envers l’individu. Ils distribuent des dons, arbitrairement et gracieusement, qu’ils pourraient tout aussi bien refuser. C’est l’État royal : l’individu n’a aucun droit à l’obtention d’une ressource. Il n’est pas porteur de droits sociaux.

Ce concept d’un dédoublement de l’exigibilité nous permet donc de remonter à la genèse des droits sociaux. Ce qui peut s’avérer intéressant, parce qu’il importe de savoir si cette organisation des rapports de l’individu à l’État a fait son temps, comme semblent le suggérer les tenants d’un dépérissement du supposé « État providence », ou au contraire si un avenir, même un renouveau, lui sont concevables.

En France, l’apparition des droits sociaux dans un texte législatif ou constitutionnel peut être datée précisément. Il s’agit des articles 21 et 22 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à la lumière de l’exigibilité telle qu’elle a été ci-dessus définie1.

Art. 21. – Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler

Art. 22. – L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

Le droit aux secours mentionné par l’article 21 se présente comme une prestation due à tout citoyen « malheureux », quel qu’il soit, et qu’il s’agisse de l’attribution d’un travail ou, plus encore, des moyens de subsistance pour ceux qui ne sont pas en mesure de travailler. Cette prestation est due par les pouvoirs publics, et rien n’est écrit dans l’article 21 qui fasse allusion à une contrepartie due par le citoyen ainsi secouru. Il est donc clair que se trouve ainsi ébauchée la possibilité d’un transfert exigible sans contrepartie exigible (comme l’est l’impôt) mais allant cette fois de l’État à l’individu, à l’inverse de l’impôt.

Il est vrai qu’il n’y a là qu’une ébauche. Car l’article 21 ne dit rien des moyens institutionnels par lesquels un citoyen peut faire valoir un tel droit, lequel est formulé explicitement par la seule mention de son envers, la « dette sacrée » ou obligation de l’État envers le citoyen.

La prestation ainsi indiquée peut se concevoir comme à peu près semblable à ce que sont les allocations familiales en l’état actuel de notre législation. La condition d’avoir trois enfants étant remplie, chacun a droit à l’allocation, laquelle est due sans contrepartie exigible. Ainsi la prestation est inconditionnellement due à une certaine catégorie de la population. Ces remarques impliquent qu’« il n’y a là nulle logique ni technologie assurancielle »2. L’assurance sociale repose sur d’autres fondements. Elle relève de l’échange. Car, à moins de vider le mot « assurance » de son sens, la logique assurancielle implique, par nécessité logique, qu’une certaine prestation a été fournie (qu’on ait ou non la possibilité de refuser de la fournir est sans pertinence ici) ; prestation en général dénommée « prime » ou « cotisation ». En contrepartie de celle-ci, on reçoit la promesse formelle de l’autre partie qu’en tel ou tel cas (accident, maladie, vieillesse) spécifié, on recevra certaines prestations, et si tel de ces cas advient, si donc il y a réalisation de l’un des risques initialement stipulés, alors on bénéficie de ces prestations.

La considération de la source (« capitalisation », « répartition » ou autre encore) de ces prestations est sans pertinence ici, car nous nous situons à un niveau plus fondamental : celui où ce qui relève de l’assuranciel se distingue d’avec ce qui s’organise selon d’autres structures de droit. Il est clair qu’assurance implique que protection et indemnisation sont conditionnées à des prestations antérieurement versées, en sens inverse. Rien de tel dans l’article 21 : le droit aux secours n’est pas une assurance sociale. Il constitue certes, indubitablement, une protection sociale, mais non assurancielle, sa structure n’étant pas celle d’un échange (prestation réelle aujourd’hui contre prestation demain s’il y a réalisation du risque en cause), car elle ressemble plus à un impôt –sauf qu’elle se fait en sens inverse de l’impôt. Prestation exigible par le citoyen sans contrepartie exigible du citoyen, l’article 21 nous place d’emblée hors de l’échange et ipso facto hors de la logique assurancielle. Trois remarques s’imposent ici.

Primo, on voit, d’après ce qui précède, que toutes les obligations ne sont pas contractuelles et qu’il y a, de surcroît, des obligations statutaires. On est par conséquent fondé à penser que l’article 21 tente d’établir quelque chose comme une obligation statutaire de l’État.

Secundo, les considérations précédentes mettent en relief le caractère inadéquat et inutilisable de l’expression « droits-créances », trop souvent usitée comme synonyme de « droits sociaux ». Car il n’y a de créance que dans un temps second : c’est-à-dire lorsqu’une première prestation a été fournie. Cette secondarité de la créance rend ce mot inapproprié pour parler du droit à l’éducation, à la protection de l’enfance, aux soins médicaux, droits qui sont premiers dès lors qu’ils sont (en principe) reconnus à tout être humain dès sa naissance –comme c’est le cas dans les législations actuelles des pays européens, entre autres. On ne naît pas créancier, on le devient.

Tertio, il faut distinguer deux types de droits. Ce que nous appelons « droits sociaux », dans cet article, doit être différencié des diverses formes d’« assurance sociale », de toutes les prestations de type assuranciel. Dans ces pages, le concept de droits sociaux n’inclut donc pas les protections contre le chômage, l’assurance- maladie, les prestations de retraite telles qu’elles sont généralement organisées aujourd’hui, parce qu’elles sont conditionnées au contrat de travail, donc à l’effectuation d’une certaine quantité de travail. En revanche, ce concept inclut nos actuels droits à la scolarisation gratuite, prestation de minimum vieillesse, ou autres allocations familiales et couverture maladie universelle, tels qu’ils sont constitués en l’état actuel de la législation, ou du moins selon ce que j’en comprends : parce qu’ils sont, quant à eux, déconnectés de conditionnalités liées au travail. Par là, nous sommes enclins à valider le concept de salaire indirect pour parler des prestations telles que la retraite par redistribution ou l’indemnisation du chômage3. Mais la locution « droits sociaux » est souvent usitée de façon labile, de sorte que dans le langage ordinaire on y inclut manifestement des prestations liées à l’effectuation d’un travail.

Les « droits sociaux » dont nous parlons ont donc trait à l’inconditionné. De telles prestations inconditionnées sont désormais inscrites dans le droit international, aux articles 22 et suivants de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1793 (droit à l’éducation, à la protection contre la maladie, le chômage, le veuvage, la vieillesse…). Ou encore dans la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), qui stipule un nombre important de prestations dues à tout enfant de moins de dix-huit ans.

Cependant, les conditionnalités pour accéder à un service public, au versement par l’État d’une prestation, peuvent changer de logique de façon malaisément repérable sur le plan juridique ou politique. La question se pose par exemple relativement au passage récent du RMI au RSA. Selon certains opposants au RSA, celui-ci blesse l’esprit de l’institution du RMI en conditionnant l’accès à l’effectuation de certaines obligations nouvelles, notamment en termes de recherche dite « active » d’emploi. Obligations qui ne seraient pas appropriées à la situation concrète de nombre de bénéficiaires de feu le RMI. Nous considérons qu’il n’est aucun moyen de traiter ces questions a priori, et qu’y répondre implique d’aller y voir de près dans les textes en vigueur et dans les pratiques administratives concrètes.

Examinons maintenant l’article 22 (cité ci-dessus) de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793. Il dit que tous les citoyens, cette fois sans restriction, ont droit à l’instruction. L’obligation des pouvoirs publics (« la société doit favoriser de tout son pouvoir… ») est clairement unilatérale : cette obligation de la « société » est formulée sans mention d’une contrepartie exigible de la part de ceux qui en sont les bénéficiaires. La prestation consistant à mettre l’instruction « à la portée de tous les citoyens » ne saurait donc, à la lecture de ces lignes qui en formulent l’impératif, être comprise comme élément d’un échange. Et elle n’est pas non plus quelque chose comme un don ou un bienfait de la société au citoyen. En effet, elle est due, non pas donnée, tout comme sont dus les secours, qui sortent par là même de la sphère du don, de la charité ou de la grâce.

Parce qu’elle pose un certain nombre de prestations comme étant dues par l’instance souveraine (la « société », l’État ou les pouvoirs publics4) au citoyen, sans contrepartie exigible de sa part, la Déclaration de 1793 tente manifestement d’arracher le traitement de quelques questions sociales décisives aux logiques de la charité et du don, en posant le principe, radicalement nouveau pour l’époque, d’une gratuité sans la grâce. Aussi bien les secours aux indigents et infirmes que l’instruction étaient deux domaines privilégiés d’activité de l’Église. Les institutions qui prodiguaient gratuitement des secours, plus rarement l’instruction, reproduisaient la geste immémoriale de la charité, la caritas chrétienne, s’articulant sur une pratique des dons5. L’Église donnait, et en même temps trouvait ses financements, pour partie, par les aumônes, legs et donations. Ces ressources étaient redistribuées*, par les œuvres charitables, sous forme de dons à ceux qui, pour une raison ou une autre, étaient réputés en avoir besoin –qui toutefois n’avaient pas à proprement parler de droit à en bénéficier.

Il y a donc une cohérence à penser ensemble ces deux droits : droit aux secours, droit à l’instruction. Certes ils concernent chacun l’une des deux extrémités opposées de la vie, l’enfant et le vieillard. Mais en vérité ils touchent plus généralement aux êtres en état de faiblesse sociale, et donc de dépendance, du fait de leur âge, de leur santé, de leur pauvreté –« mettre l’instruction à la portée de tous » signifie évidemment que les pauvres aussi doivent y avoir accès. Les notations précédentes ont montré que ces deux droits ne sauraient être correctement pensés comme des « droits-créances », même si ce sont des droits sociaux, ni comme relevant d’une logique de l’assurance, même s’ils prennent manifestement part à une ébauche de protection sociale. Par quoi nous pouvons remarquer que la protection sociale n’est pas nécessairement une assurance sociale ; et aussi que le droit à l’instruction peut constituer un élément de ladite protection sociale –car protection de l’accès à la culture contre les effets de la pauvreté, entre autres.

En outre, ces deux droits ont un autre point commun : chacun implique pour l’État une obligation statutaire de service à l’égard des individus –service de secours publics, service d’instruction publique.

Mais quel rapport entre cette naissance des droits sociaux et l’impôt, la fiscalité ?

Nous voudrions ici suggérer une piste de réflexion trop souvent négligée, mais qui mène droit à nos problèmes les plus contemporains. Au XVIIIe siècle, divers juristes avaient tenté de penser l’impôt comme un échange (théories dites contractualistes de l’impôt). L’idée est que l’impôt a une contrepartie, les services fournis par l’action de l’État, ainsi la sécurité et la paix. Ces théories ont été abandonnées dès le XIXe siècle. Elles se heurtèrent en effet à d’insurmontables difficultés, notamment les suivantes :

• le fait que la contrepartie de l’impôt, si contrepartie il y a, n’est ni directe, ni individuée, ni déterminée. Dans un échange économique, au contraire, il est clair que la contrepartie est déterminée et individuée, et doit l’être ;

• la structure d’un certain nombre de biens publics, garantis par les pouvoirs publics, comme la paix et la sécurité, lesquels ne peuvent être ni individués (l’armée, par exemple, assure la paix pour tous, y compris ceux qui ne paient pas l’impôt, ou ne l’assure pas du tout), ni proportionnés à la contribution de chacun (il n’y a pas plus de paix pour l’un et moins pour l’autre, car le premier paie plus d’impôts que le second1).

Pourtant ces conceptions contractualistes de l’impôt ont fleuri au XVIIIe siècle parmi les écrits des hommes de loi. Ainsi Pothier, juriste de grand renom, que les rédacteurs du Code civil ont souvent littéralement copié dans le texte napoléonien2. Or, c’est parmi les juristes théorisant l’impôt comme un échange que se trouvent les sources de certaines dispositions constitutionnelles de la Révolution relatives à la fiscalité. Ces auteurs offrirent ainsi les sources du droit que les Déclarations de 1789 (articles 14 et 15) et 1793 (article 20) reconnaissent au citoyen de contrôler l’usage que l’État et ses agents font de l’impôt. Ainsi en 1789 :

Art. XIV – Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.

Art. XV – La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

Il existe un lien nécessaire de ces dispositions constitutionnelles sur le contrôle de la dépense publique par les citoyens, d’une part, avec la possibilité même de concevoir et de mettre en œuvre des droits sociaux, d’autre part. Poser que le citoyen a le droit d’exiger de l’administration un compte-rendu de ses dépenses et actions, avec des éléments attestant de leur efficacité, c’est affirmer que les dispositifs publics n’ont pas à fonctionner de manière discrétionnaire ou arbitraire. Ils sont désormais contrôlés, soumis à l’exigence de justification devant le peuple : étape essentielle dans le devenir de l’État, lequel n’est plus la chose du monarque, fût-il généreux.

Les révolutionnaires voulaient lutter, par ces dispositions constitutionnelles, contre l’appropriation privée des ressources publiques, et autres usages de fonds publics à des fins privées. Et ce droit de regard du citoyen est issu, au moins en partie, de la théorie de l’impôt-échange : droit de contrôle qui, en posant l’exigibilité d’un bilan des recettes et dépenses de l’État, apparaît comme une condition, certes non suffisante, mais indispensable aux droits sociaux. Car ceux-ci, avec l’exigibilité de la prestation, supposent nécessairement l’exigibilité et la publicité des bilans des finances publiques (nous dirions aujourd’hui l’« audit citoyen » des finances publiques). Si l’individu peut exiger une prestation de l’administration, celle-ci doit mettre à la disposition des citoyens les documents rendant compte de ses prestations.

Ainsi les moyens d’une évaluation démocratique des dépenses publiques paraissent exactement contemporains, voire légèrement antérieurs à la formulation de l’idée de services publics d’un nouveau genre : la prise en charge systématique et inconditionnée par l’État des nécessiteux et de l’instruction publique. Ruse de la raison fiscale, la théorie de l’impôt-échange a donc plausiblement préparé le terrain pour son apparente négation : la reconnaissance, au bénéfice de l’individu, de droits à des prestations de l’État non conditionnés à une contribution fiscale préalable.

Il y a donc un lien logique insécable entre droit de contrôle citoyen sur l’action de l’État d’une part, et émergence des droits sociaux d’autre part. C’est là une pièce d’importance à verser aux actuels débats, de plus en plus vifs, sur l’évaluation des politiques publiques. Celle-ci a constitué un souci originel dans la naissance de l’État français républicain, et n’est pas nécessairement contradictoire avec l’effectivité des droits sociaux (même si, de nos jours, l’évaluation des services publics par de supposées expertises en la matière sert trop souvent de légitimation à l’asphyxie budgétaire de ceux-ci). Le problème ne serait dès lors plus de trancher une contradiction entre services publics d’une part et évaluation de l’action publique d’autre part, mais bien plutôt de savoir qui est l’évaluateur, qui a le droit de mandater l’évaluateur, enfin quelles sont les procédures par lesquelles se décident les critères de l’évaluation ?

Nous sommes ici en pleine actualité. Des associations, des syndicats, un peu partout en Europe, s’insurgent contre l’usage actuellement fait par les gouvernements européens des ressources fiscales, pour rembourser les diverses dettes odieuses contractées auprès des marchés financiers par des dirigeants souvent prompts à réduire la fiscalité sur les hauts revenus et les grands patrimoines. Cet article vise à rappeler le bien-fondé historique, démocratique, constitutionnel de ces revendications. Les États européens semblent trop souvent dévoyés en machines à détourner l’argent des contribuables au profit de banquiers et de rentiers dont l’identité reste généralement inconnue. Services publics et effectivité des droits sociaux en pâtissent directement3. Que cette inacceptable situation prenne fin, cela, en partie, dépend de chacun de nous, par exemple de nos engagements dans les campagnes militantes pour un audit citoyen des finances publiques4, lequel est non seulement un droit constitutionnel, mais la condition nécessaire pour que les peuples soient eux-mêmes les garants des droits sociaux, des services publics et de leur désintéressement institutionnel relatif.

*« Redistribution ». Ce dernier terme est fréquemment employé pour référer à une caractéristique typique de certaines politiques publiques, qualifiées parfois de keynésiennes ou de socialistes : collecter des richesses pour les distribuer autrement qu’elles n’étaient réparties avant cette collecte. Mais la redistribution est observable dans tous les États. Le pharaon redistribuait des richesses collectées par son administration fiscale : par des dons, des grâces, des nourritures ou rémunérations à ses armées, aux travailleurs qui construisaient ses temples. De même pour l’État inca, l’État royal de Louis XIV, ou tout autre. Il n’est pas d’État sans une forme ou une autre de redistribution de ce qui a été collecté par l’impôt. La question est plutôt de savoir dans quels cas, dans quelles structures étatiques, le « peuple » entre parmi les bénéficiaires des redistributions étatiques. Mais il y a plus. La redistribution peut s’effectuer selon des structures très différentes sur le plan des droits. L’État peut redistribuer sans que les gens aient des droits à cette redistribution, sans que rien ne leur soit dû par l’autorité politique : ainsi la redistribution par des dons. C’est le cas de l’État royal, mais aussi de certaines chefferies traditionnelles, en Mélanésie par exemple. Rien qui s’apparente alors aux droits sociaux et à nos services publics d’éducation ou de santé, en lesquels certaines prestations sont dues à l’individu, sont exigibles par l’individu à l’égard de l’État. La redistribution est donc un concept à peu près inutile pour les sciences sociales, parce qu’il nous parle seulement du mouvement des ressources, non pas des droits sur celles-ci. Ce mot indique un mouvement allant de certaines périphéries à un centre, suivi d’un autre mouvement allant du centre à d’autres périphéries : cette structure cinétique ne dit rien des droits et devoirs impliqués dans cette circulation. À tel point que la notion de redistribution pourrait s’avérer tout autant adéquate pour l’éthologie de nombreuses sociétés animales.

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Références : 1 Georges Duby, Guerriers et paysans, Gallimard, 1973, rééd. Quarto pp. 53-54. 2 Dictionnaire disponible sur le portail Lexilogos (article : Eulogia, paragraphes 4, 5 et 6, pp. 382-383). 3 Elle a été notamment développée par Alain Testart, Des dons et des dieux, éditions Errance, 2005, et par François Athané, Pour une histoire naturelle du don, Paris, PUF, 2e partie. 4 Nous laissons de côté, dans ces pages, le cas des amendes, dédommagements ou réparations. Sur ces transferts, cf. les ouvrages mentionnés dans la note précédente.

Références : 1 Signalons une tentative, à l’opposé des idées exposées ici, qui s’efforce d’envisager l’impôt comme un don : Peter Sloterdijk, Repenser l’impôt. Pour une éthique du don démocratique, éditions Libella, 2012. 2 La Dynamique de l’Occident, Presses Pocket, 1975. Voir le texte de Pierre Bourdieu sur la genèse du champ bureaucratique dans Raisons pratiques, Seuil, 1991. Autres recherches plus récemment publiées sur l’impôt, qui ont été d’une grande utilité pour la rédaction de ces pages : Nicolas Delalande, Les Batailles de l’impôt, Seuil, 2011 ; Nicolas Delalande et Alexis Spire, Histoire sociale de l’impôt, La Découverte, 2010 ; enfin l’admirable somme de Harold Berman, Droit et révolution. L’impact des réformes protestantes, Fayard, 2011. 3 C’est pourquoi de tels « droits » coutumiers ne nous apparaissent pas pleinement comme des droits. Ils relèveraient plutôt des mœurs, si l’on entend par là l’ensemble des normes informelles, dont la mise en œuvre n’ouvre pas la possibilité d’un recours à la violence réputée légitime.

Références : 1 Cette Déclaration n’est jamais véritablement entrée en vigueur. Mais elle eut un grand rôle dans l’inspiration des mouvements socialistes au XIXe siècle. C’est seulement les lois Ferry de juin 1881 et mars 1882, créant l’école publique gratuite et l’obligation d’instruction, qui commenceront de réaliser pleinement ces idées ; ainsi que la loi de 1902 sur l’allocation aux vieillards indigents. Sur ce dernier point, voir Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Folio-Gallimard, 1995. 2 Nous reprenons ici une locution fréquente sous la plume de François Ewald, L’État providence, Fayard, 1984. Nos remarques sur l’irréductibilité de la protection sociale aux technologies assurancielles prolongent les commentaires de Robert Castel sur le livre de François Ewald (cf. Les Métamorphoses de la question sociale, p. 499n). 3 La notion de salaire indirect est notamment développée par Bernard Friot. 4 Voir la suite du texte, article 23, sur « la garantie sociale », c’est-à-dire « l’action de tous, pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ». On note qu’en cette formulation, le rôle de l’État n’apparaît pas clairement. Voir aussi les articles 122, 123 et 124 de l’Acte constitutionnel de 1793. 5 Voir les contributions rassemblées par Gueslin et Guillaume, De la Charité médiévale à la Sécurité sociale, Éditions ouvrières, 1992.

Références : 1 Cette remarque ne va cependant pas sans nuances : pour ce qui concerne la paix civile, notamment, la répartition et l’attitude peuvent être plus favorables à certains groupes sociaux qu’à d’autres. 2 Nous reprenons ici certaines analyses d’Alain Testart dans Critique du don, Syllepse, 2007, pp. 54-55n, 217. 3 Sur la situation actuelle des services publics, cf. Forum n° 1, octobre 2011. 4 Pour la France, nous pensons notamment aux actions engagées en ce sens par des associations telles que la Fondation Copernic ou Attac.

Auteur : François Athané article paru dans la revue FORUM (journal tématique de FORCE OUVRIERE) de Juin 2012

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