« Les bas salaires constituent aujourd’hui la principale question politique »

, par udfo53

Figure de proue des économistes atterrés, Philippe Askenazy revient sur les origines de la crise économique, en particulier le déséquilibre du partage des revenus. Il nous décrit le processus de la victoire idéologique du néolibéralisme et ses effets néfastes en matière d’emploi. Fustigeant l’absence de réflexion sur la dépense publique, il s’inquiète de l’impasse européenne des plans d’austérité et esquisse des pistes pour refonder une pensée globale et élaborer des politiques économiques alternatives.

Entretien avec Philippe Askenazy

L’économie française vient d’échapper à la récession ces derniers trimestres. S’agit-il d’un signe de sortie de crise ou faut-il rester prudent et mesuré ?

Les prévisions de croissance sont moroses pour la France comme pour beaucoup de pays et je suis assez pessimiste pour les prochains trimestres. Regardez l’Allemagne, son propre modèle productif connaît des tensions non négligeables avec un véritable mur démographique devant elle, malgré une récente hausse de l’immigration. Et avec tous les pays européens en situation de fragilité, leurs perspectives de croissance sont limitées. Tant que le bon diagnostic n’est pas posé, on ne proposera pas des solutions adaptées et on renforce même les difficultés.

Où en est, selon vous, la crise économique ?

Précisons d’emblée que les causes structurelles de la crise n’ont pas été traitées. Je ne parle pas de la problématique des dettes souveraines des États, qui est le résultat de dysfonctionnements et d’erreurs des institutions européennes, mais de la crise profonde du capitalisme. Depuis les années 1980, le capitalisme glisse vers un ultralibéralisme selon une stratégie assumée dite de « trickle down » ou de ruissellement. L’enrichissement des riches est censé profiter à l’ensemble de la société, d’où les politiques d’allégement fiscal en leur faveur, ce qui amorçait la baisse des rentrées fiscales. À l’époque, on ne regardait pas encore du côté de la dépense. Finalement cette orientation a coûté très cher, notamment aux États-Unis dont la dette publique a connu une très forte augmentation, avant d’être effacée dans les années 1990 à la suite d’une phase de croissance très dynamique, sous l’effet d’une nouvelle révolution industrielle technologique à l’origine de gains de productivité importants et d’un renouveau du capitalisme productif.

Cette période combinait dans tous les pays industrialisés –hormis au Japon– création de richesses, certes distribuées de manière inégalitaire, et créations d’emplois. Globalement un capitalisme encore tiré par une logique productive. Dans les années 2000, on est entré dans une autre phase du capitalisme que je qualifie non pas de financier, mais de logique financière. Fondamentalement, il existe une sphère financière considérable qui impose sa logique non seulement au niveau des entreprises mais aussi de l’État, comme l’illustre en France la RGPP. Il s’agit de mettre en œuvre un certain nombre de critères de performance relevant d’une efficience financière et non productive. Tout au long des années 2000, cette logique financière a étendu sa domination dans les entreprises, pour lesquelles seul le résultat du prochain trimestre compte.

Cette logique financière invalide le théorème d’Helmut Schmidt, selon lequel les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Tandis que les profits progressaient très fortement, les investissements ont stagné, voire décliné, traduisant le dégagement d’un pur rendement capitalistique en direction du monde actionnarial au sens large. Dans ces conditions, le capitalisme ne remplit plus sa fonction productive avec, qui plus est, un ralentissement des gains de productivité dans la plupart des pays.

Quels effets produit cette logique financière sur le partage de la valeur ajoutée ?

Parallèlement s’opère une déformation très nette du partage de la richesse en faveur du capital et au détriment du travail. Grâce à des mécanismes tels que le salaire minimum, la France a partiellement échappé à ce phénomène, même si durant les années 1980 dix points de PIB ont basculé du côté du capital. À titre de comparaison, cet effondrement de la part des salaires est de l’ordre de vingt-cinq points en Irlande et de vingt points en Allemagne. Il s’agit d’une tendance globale du capitalisme mondial qui touche les pays développés, mais aussi les pays en voie de développement.

Au sein du salariat, seuls 1%, voire 0,1%, voient leurs rémunérations très fortement boostées, ainsi que certaines catégories de travailleurs indépendants (métiers du conseil, juridique…). Autrement dit, près de 99% de la population connaît une stagnation, voire un déclin de ses revenus alors que la rémunération du capital et les plus hauts revenus du travail flambent, sachant que, sociologiquement, ce sont globalement les mêmes bénéficiaires. Cette forme de capitalisme, déséquilibrée, génère une inégalité très forte sans stimuler l’investissement et produit donc une croissance structurellement ralentie. Elle n’offre que deux choix politiques : assumer une forte augmentation du taux d’endettement de la plus grande partie des ménages pour continuer à consommer, c’est la version anglo-saxonne ; assurer un soutien public à cette population à travers une série de filets sociaux, qui conduit les États et non les personnes à contracter des dettes, c’est la version italienne ou française. De leur côté, les plus riches ne savent plus quoi faire de leur argent. Au-delà d’une certaine somme, la consommation individuelle sature, donc l’agent place son argent sur des supports d’épargne risqués, par exemple en jouant sur des États comme la Grèce ou en prêtant aux plus pauvres via des produits financiers de type « subprimes ».

Ce schéma crée des bulles successives qui ne peuvent qu’éclater. Tant que ces déséquilibres perdurent, nous irons inévitablement de bulles en crises et de crises en bulles.

Cette crise est-elle la répétition de celle des années 1930 comme on l’entend souvent ?

Les années 1930 sont une période assez différente, ne serait-ce qu’en matière de connaissances économiques. Les banquiers centraux n’avaient absolument pas réagi, contrairement à aujourd’hui. Mais malgré les leçons tirées de la crise des années 1930 on ne parvient toujours pas à sortir de la crise, dans un contexte très dégradé et totalement incertain.

Par ailleurs, les structures industrielles n’ont rien de commun, la structure du commerce mondial non plus. Cependant, la perspective historique est importante et on peut relever des similitudes ; certains comportements passifs de la BCE (Banque centrale européenne) rappellent ainsi l’attitude de la Réserve fédérale américaine en 1929, une institution jeune, en manque de légitimité, qui n’ose pas prendre ses responsabilités.

Selon moi, la crise actuelle est plutôt la résultante progressive de transformations nées dans les années 1970, puis surtout du basculement néolibéral de nos économies dans les années 1980.

Ce serait donc plutôt une crise de transition qui durerait depuis une trentaine d’années ?

Jeune économiste à la fin des années 1990, je pensais qu’on était véritablement entré dans une révolution industrielle autour des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ouvrant la voie à une phase de croissance durable. Je me suis trompé car j’ai sous-estimé le poids de cette nouvelle logique strictement financière

On n’a jamais eu autant besoin de repenser nos modèles productifs, ne serait-ce qu’en raison de la nécessaire transition écologique. À mon sens, cette transition n’est pas du tout un obstacle à la croissance économique, simplement une question d’adaptation. N’oublions pas que la création de richesses comprend aussi des activités comme la santé des populations et l’éducation. Il n’existe pas d’obstacles fondamentaux de nature technique ou technologique, mais juste une problématique de fonctionnement du capitalisme.

En matière de redistribution des richesses, quel niveau d’action vous paraît le plus pertinent ?

Je privilégie le partage primaire des revenus, la fiscalité relevant du partage secondaire. Selon moi, il n’est pas évident de traiter les deux simultanément, c’est-à-dire baisser les plus hauts salaires tout en alourdissant leur fiscalité. Une réforme fiscale qui accroît très fortement la fiscalité sur les plus hauts revenus n’obtient un rendement élevé que sur des revenus importants et croissants. La politique redistributive risquerait donc de perdre de son efficacité.

D’une certaine manière, on se concentre trop sur les hautes rémunérations et pas suffisamment sur les bas salaires, qui constituent pourtant la principale question politique aujourd’hui. Si les 50% situés en bas de l’échelle bénéficiaient d’une dynamique salariale plus importante, cela assècherait mécaniquement les capacités de redistribution vers l’actionnaire ou les hauts revenus. Des politiques fiscales sur le partage secondaire risquent de courir après la détérioration du partage primaire, alors que l’objectif doit être l’assèchement des rentes en amont.

Il faut donc renverser la problématique puisque les salaires ne progressent pas en rapport avec les gains de productivité. Cela renvoie aux capacités de négociation des organisations syndicales et des salariés individuellement sur le lieu de travail. Je suis d’ailleurs très inquiet face aux politiques visant à affaiblir les travailleurs en remettant en cause le droit du travail, car cela produit structurellement une dégradation continue du partage primaire des revenus.

En France, comment s’est traduit le basculement néolibéral dans les politiques de l’emploi ?

Le principal tournant a été la politique d’allégement des cotisations sociales employeurs au niveau des bas salaires. Elle crée une polarisation autour de l’emploi à basses qualifications et à bas salaires au détriment d’emplois plus qualifiés. L’Allemagne a connu le même processus avec une extension de la pauvreté laborieuse, notamment des femmes, sous l’effet spectaculaire et immédiat des politiques néolibérales appliquées par les gouvernements successifs sur le fonctionnement du marché du travail ; le coût social est tellement profond que le projet d’un salaire minimum s’impose dans les débats germaniques.

Quelle lecture économique faites-vous du traité sur le mécanisme européen de stabilité (MES) ?

Le MES introduit une forme de solidarité entre les pays européens, mais il est indissociable du pacte budgétaire. Les politiques menées aujourd’hui en Europe et les engagements figurant dans les traités ne peuvent qu’aggraver la situation économique et les souffrances des populations pendant plusieurs années. Les engagements de la France doivent initialement ramener l’équilibre budgétaire en 2015, mais si on applique le traité « Merkel-Sarkozy », cela signifie une réduction annuelle du différentiel entre le niveau de dettes et les 60% du PIB fixés à Maastricht, soit un vingtième de réduction tous les ans pour tendre vers 60%. Le choc serait majeur. La meilleure manière de réduire le ratio est d’augmenter la croissance, mais à défaut de croissance les efforts demandés seront dramatiques. J’anticipe que ce traité ne sera pas ratifié ou bien, s’il l’est, sera inapplicable.

Concrètement, quels seraient les effets de son application pour le budget 2013 ?

S’il entrait en vigueur, la France s’engagerait dans une récession profonde, avec des estimations de choc sur les finances publiques de l’ordre de sept points de PIB en un an. Il faudrait trouver a minima 50 à 60 milliards d’euros d’économies budgétaires, qui se traduiraient par des coupes claires, en particulier dans la santé, ou par une hausse très significative d’impôts tels que la TVA. Ces chocs majeurs provoqueraient une entrée en récession, dont nul ne connaît l’issue. Et que deviendra l’Europe lorsqu’un pays portera plainte contre un autre trop « dépensier », comme le permettrait le pacte budgétaire.

Les modèles de prévisions ne sont en effet pas capables de simuler de tels chocs, surtout avec une politique quasi coordonnée au niveau européen, où tous les partenaires mènent simultanément des politiques d’austérité extrêmement rudes. Cependant, les opinions publiques européennes peuvent basculer très vite. Aux Pays-Bas, encore présentés récemment comme un excellent élève, le gouvernement libéral a annoncé qu’il ne pourrait pas respecter le traité. Combien de temps faudra-t-il pour qu’on cesse d’imputer la crise aux dépenses des États et aux protections de l’emploi ? Mystère.

Au-delà de la dimension purement économique, quelles sont l’origine et la logique de ces traités ?

Il s’agit de textes idéologiques qui ne reposent sur aucune base scientifique solide et aucune demande sociale large. Même mes collègues les plus libéraux sont dans l’incapacité d’expliquer pourquoi certains éléments y figurent. Quels rapports entre le droit du travail et les crises de la dette ou l’absence de croissance ? La Grande-Bretagne, fortement déréglementée, affiche le même nombre de chômeurs que la France, une structure démographique comparable sur les 15-64 ans et un chômage des jeunes plus important.

Il y a un effet d’opportunisme à la fois des dirigeants, des experts et des intellectuels « néolibéraux » pour profiter de la crise et ancrer profondément l’Europe continentale dans un modèle antisocial et anti-État ; d’où cette urgence d’une ratification rapide car ils sentent bien que l’opportunité politique peut se refermer très vite. Reste qu’il est plus facile d’imposer ce type de traité en mettant le couteau sous la gorge des populations, au nom de sacrifices présentés comme inéluctables, que de proposer des traités allant dans le sens d’une construction européenne fondée sur une société de progrès.

Sous une apparente facilité de lecture, les traités, notamment les pactes budgétaires, cachent des points techniques essentiels qui retirent des prérogatives capitales aux parlements nationaux. Cette technicité, pour une part délibérée, constitue un obstacle majeur aux débats démocratiques. Toujours est-il que je ne crois pas que ce traité sera appliqué ni même applicable, mais sa mise en œuvre pourrait provoquer une catastrophe sociale en Europe.

Au début de la crise grecque, en 2010, le premier plan de rigueur était présenté comme un mal nécessaire mais suffisant pour redresser le pays.

C’est le fait générateur qui nous a poussés à nous lancer dans l’aventure des économistes atterrés, tant ces plans de rigueur nous sont apparus complètement absurdes et suicidaires. On a joué avec le feu pour la Grèce et on s’est brûlé les ailes. Maintenant on veut étendre l’incendie sur l’ensemble de l’Europe, au nom d’une construction purement idéologique.

Comment le néolibéralisme est-il parvenu à s’imposer, en particulier dans la sphère universitaire ?

La logique néolibérale s’appuie sur tout un corpus intellectuel. Une partie significative de la discipline économique en est un pilier. Et même si elle n’a pas su anticiper la crise et si ses outils se sont révélés inadaptés pour penser l’économie actuelle, ce pilier n’est que peu ébranlé.

De fait, trop d’économistes semblent dépourvus de conscience politique. Dans leurs travaux, ils ne s’interrogent pas sur les présupposés idéologiques et la non-neutralité de leurs hypothèses de base sur le fonctionnement de la société, le travail, le marché du travail… ce qui est problématique pour une science humaine. Ainsi, la réduction du monde à une somme d’individus ou l’étude isolée de mécanismes ou politiques économiques biaisent mécaniquement vers des prescriptions néolibérales.

En Europe, le choix de Gerhard Schröder de faire une grande coalition gouvernementale avec la CDU en 2005, alors que la gauche était majoritaire,constitue un tournant qui a totalement désinhibé les idéologues néolibéraux. Au bout du compte, vous avez un segment de vrais idéologues répondant à une clientèle ayant des intérêts directs à ce type de politiques, une part d’intellectuels qui se pensent neutres et, en face, des organisations syndicales affaiblies, pas uniquement en France, et une social-démocratie qui revendique une forme de leadership gestionnaire. Cela produit une bulle idéologique, bulle qui n’a toujours pas éclaté en Europe.

Dans l’optique néolibérale, la dépense publique concentre toutes les critiques et essuie un véritable tir de barrage.

Les forces conservatrices, mais aussi une bonne part du parti socialiste, focalisent sur la problématique de la réduction des dépenses en refusant de mener une vraie réflexion sur l’utilité ou l’inutilité de certaines dépenses.

C’est spectaculaire en matière de politique de l’emploi. Les allégements de cotisations sociales sur les bas salaires coûtent une fortune en France alors qu’ils sont totalement inefficaces. Pourtant, ils ne sont remis en cause ni à gauche ni à droite dans les états-majors, parce que cette politique, élaborée sous l’égide du Commissariat général au Plan au début des années 1990, a été continûment suivie par les gouvernements successifs (Balladur, Juppé, Jospin, Fillon…). De même, les zones franches urbaines coûtent une fortune alors qu’elles sont largement inefficaces. Il faudrait les supprimer, sachant qu’elles ne fonctionnent et n’attirent les entreprises qu’en présence d’une offre d’infrastructures publiques (métro, gare, autoroute…).

Je pense qu’il faut examiner les dépenses sans tabou et distinguer ce qui est efficace et ce qui ne l’est pas. La RGPP dégrade en revanche le service rendu à la population, tout en générant de l’absentéisme et sans rien rapporter en termes de réduction des dépenses. Des marges de manœuvre existent au niveau de la dépense, mais cela implique une nouvelle génération à la fois d’experts mais aussi d’élites syndicales et patronales qui n’auraient pas à assumer le passif de ces politiques depuis vingt ans.

Cela pose la question de l’évaluation des politiques publiques ?

On dispose d’évaluations, dont certaines, réalisées au sein ou pour l’Administration, ne sortent pas. Ainsi, des études sur les allégements Fillon de 2003, commandées par le ministère de l’Emploi, n’ont pas été rendues publiques.Certaines évaluations sont peut-être trop sophistiquées, réalisées dispositif par dispositif ; or l’empilement de mesures et les changements permanents sont tels qu’on aboutit à une cannibalisation et l’économétrie ne dispose pas vraiment des outils pour regarder les impacts croisés des dispositifs. Par exemple, quels sont les effets des mesures pour les jeunes sur le reste de la population ?

On a également perdu une forme de macroéconomie du travail ou de dynamique des entreprises. En attendant trop de l’évaluation, on en oublie de regarder des courbes toutes bêtes, mettant en évidence le décalage entre le coût croissant des politiques et leurs résultats en termes de créations d’emplois. En clair, on jette l’argent par les fenêtres… Pire, on peut être dans le déni.

Prenez le contrat senior, les fameux contrats de deux fois dix-huit mois. Les modèles économiques des experts prédisaient un succès pour faire baisser le taux de chômage des seniors. Des collègues ont réussi à convaincre des organisations syndicales, qui ont signé un accord pour la mise en œuvre du dispositif. La DARES avait même créé une cellule statistique et embauché trois statisticiens pour suivre ces contrats. Au bout d’un an ils ont fermé la cellule parce que moins d’une centaine de contrats avaient été signés… mais le dispositif n’a pas pour autant été supprimé. Plutôt que des évaluations hyper sophistiquées, il suffit parfois de regarder les chiffres bruts. Vous pouvez multiplier les exemples : les primes pour l’embauche des stagiaires, les 500 000 emplois dans les services à la personne de Borloo… Ces politiques d’exonérations s’apparentent à une subvention massive de la précarité. Reposent-elles sur des fondements théoriques ?

C’est une vision qui n’a jamais vraiment été discutée dans la science économique. En économie du travail, on construit un modèle avec un principe implicite selon lequel les inégalités fondamentales ne sont pas les inégalités de salaires, mais les inégalités de statuts. Mieux vaudrait être en emploi, quel qu’il soit, qu’au chômage, ce qui se traduit par une préférence pour un monde précaire où les individus tournent en permanence d’un emploi à l’autre. C’est clairement la logique des politiques mises en œuvre, consistant à accepter le développement de la précarité au nom de la disparition du chômage. Je ne vois pas pourquoi il faudrait arbitrer entre ces situations. On peut très bien réduire le chômage tout en refusant une société précaire.

D’une certaine manière, l’assurance-chômage subventionne l’emploi précaire parce que personne n’accepterait un emploi d’une ou deux semaines en l’absence du filet de l’assurance-chômage. Un employeur a deux options s’il cherche une main-d’œuvre souple : une flexibilité interne ou bien une flexibilité externe, c’est-à-dire recourir à une main-d’œuvre plus précaire qui, une fois inemployée, est soutenue par la société à travers les filets sociaux.

Certes, mais les plus précaires n’ont pas accès à l’assurance-chômage puisqu’elle indemnise un demandeur d’emploi sur deux, avec des conditions d’indemnisation durcies par rapport aux années 1970.

Effectivement, les conditions d’indemnisation se sont durcies, mais les travailleurs essaient malgré tout d’obtenir des mois de travail pour recharger leurs droits et prolonger leur assurance-chômage afin de tenir plus longtemps. L’année dernière, on a ainsi enregistré neuf millions de contrats de moins d’une semaine. L’hyper précarité se substitue à la précarité.

Si des segments entiers de personnes se retrouvent bloqués dans la case chômage, c’est aussi parce que pendant plus de vingt ans des travailleurs, comme par exemple les ouvrières du textile, n’ont jamais été formés par leur employeur, d’où leur déqualification et une destruction de capital humain par la société.

Cela renvoie aussi à la valeur que la société accorde au travail. Cette précarité répond aux besoins supposés de flexibilité de l’appareil productif, mais cette flexibilité est-elle encore source de richesse croissante pour les entreprises ?

Source de profit pour l’entreprise bien sûr, mais pas de richesse au sens social car cela permet de maintenir les salaires à de faibles niveaux. Le partage primaire s’en trouve durablement affecté et les conditions salariales du plus grand nombre très dégradées. Par ailleurs, cette précarité présente l’avantage de nourrir l’incapacité du monde syndical à organiser collectivement des personnes qui tournent sans cesse d’un emploi à l’autre, rendant plus difficiles les possibilités de lutte. Finalement, on investit beaucoup d’argent en termes de dépenses publiques pour affaiblir le monde du travail. Et d’autres dépenses servent principalement à accroître le profit des entreprises, comme le crédit impôt recherche (CIR).

Le CIR est pourtant présenté comme une réussite en termes d’incitation à la recherche et au développement ?

C’est une affaire de lobbies et de milliards d’euros, dans une invisibilité sociale totale. Là aussi, des évaluations sur données microéconomiques existent et leur publication a été bloquée par le ministère de la Recherche. Attendons de voir si le nouveau gouvernement aura la même volonté de transparence que pour l’éducation.

Autre exemple, dans la santé on mise tout sur une politique d’incitations pour pousser les jeunes médecins à s’installer dans les déserts médicaux. Mais il n’y a pas à les inciter ! Ces professionnels sont formés tout au long de leur vie, payés et financés par l’État, donc d’une certaine manière fonctionnarisés, la carte Vitale leur assure même un paiement direct de l’État. On a également accepté depuis plusieurs années une hausse des honoraires médicaux de base dépassant très largement la dynamique salariale moyenne en France, sans même parler des dépassements d’honoraires, principalement assumés par les patients. Il revient au politique et aux corps sociaux d’affronter et de dénoncer ces lobbies à l’opinion publique, mais cela ne me paraît pas insurmontable.

Quelles dépenses produisent les effets macroéconomiques les plus nets ?

Si on raisonne de manière purement keynésienne, les dépenses d’investissements de long terme produisent des effets immédiats et significatifs sur la croissance. Elles ont été globalement réduites, contrairement à celles qui génèrent principalement des rentes et une épargne improductive alimentant in fine la sphère financière.

Je ne suis pas favorable à une réduction globale des dépenses, mais certainement à des réaffectations. Dans un pays comme la France, des besoins considérables ne sont pas satisfaits. L’éducation, par exemple, reste un chantier colossal. Le taux de continuation après le bac est passé de 85% en 1993 à 70% aujourd’hui. On n’a pas eu d’augmentation du nombre d’étudiants alors que celui des bacheliers a explosé. C’est une perte sèche de richesses humaines, sans parler de la richesse économique induite. C’est totalement fou ! Notre société ne va pas au bout de la démocratisation scolaire en n’affectant pas les moyens nécessaires pour financer les études de notre jeunesse, au lieu de multiplier les incitations à l’embauche par des dispositifs bas salaires qui entretiennent par ailleurs l’échec scolaire des jeunes salariés. Pourtant, l’embauche de professeurs crée de la richesse en augmentant le bien-être global de la population et cette dépense revient directement dans le circuit économique à travers la consommation.

Avec les économistes atterrés, vous êtes désormais entrés dans une phase de propositions.

Tout à fait, mais on aborde la phase de propositions avant même de disposer d’un schéma intellectuel global. Un chantier ambitieux serait une analyse globale de la société que nous devons opposer, vision du monde contre vision du monde, en mobilisant des collègues des disciplines des sciences humaines afin d’envisager des politiques alternatives.

Prenez l’individualisme des salariés. Aujourd’hui, le principal risque psychosocial des cadres renvoie à un problème éthique ; ils doivent souvent accomplir des tâches qu’ils réprouvent, comme prendre une décision à l’encontre d’un salarié. L’individu se retrouve en permanence face au collectif. Nous devons donc repenser le travail, le salariat, l’entreprise et le fonctionnement des collectifs pour démonter les constructions intellectuelles à l’origine des prescriptions en vigueur.

La responsabilité du monde intellectuel et syndical est essentielle pour construire un nouveau schéma de pensée avec sa cohérence globale, renverser les paradigmes et proposer des contre-paradigmes et des alternatives. Dans la discipline économique, toute la pensée hétérodoxe vise à critiquer l’orthodoxie, ce qui ne fait que renforcer sa centralité puisqu’on ne parle que de ses concepts… Il ne sert à rien d’attaquer une pyramide égyptienne avec votre petit burin, il faut en construire une autre à côté qui lui fasse progressivement de l’ombre.

Comment vous situez-vous dans un autre débat transversal, le protectionnisme ? Premier constat, la très grande majorité du salariat et même du monde du travail opère pour le marché domestique français dans des activités non délocalisables. Ils ne sont donc pas en concurrence directe avec les travailleurs étrangers. La problématique des bas salaires concerne largement les bas salaires féminins, essentiellement dans les services aux personnes qui ne sont pas délocalisables. Autrement dit, se concentrer sur la contrainte extérieure me semble dangereux et participer d’un cercle vicieux car on ne voit plus qu’une très grande majorité du salariat n’est pas concernée. C’est un débat en soi mais il ne m’apparaît pas si central, ce qui ne veut pas dire qu’il faut l’évacuer.

Dans le cadre de la mondialisation et compte tenu de la place des multinationales, les processus productifs sont tellement fragmentés et segmentés que la notion de made in China ou made in Germany n’a plus vraiment de sens ?

C’est bien pour cela que cette politique n’a de sens qu’au niveau européen et pas au niveau national. En Europe, la fragmentation de la production prend forme au sein d’un espace intégré avec quelques segments externes à la zone, donc une politique protectionniste ne résoudrait pas les déséquilibres continentaux. Sur ce plan, je ne suis pas très inquiet compte tenu de la dynamique salariale dans tous les pays d’Europe de l’Est. Rappelez-vous, au début des années 1980, les discours et les peurs exprimés vis-à-vis de l’Espagne et du Portugal devant la perspective annoncée d’un afflux de travailleurs ou une concurrence déloyale. Or la convergence a été extrêmement rapide. Aujourd’hui personne ne craint une invasion portugaise, alors qu’ils traversent une crise énorme et il est d’ailleurs intéressant de noter que les Portugais qui émigrent vont désormais au Brésil.

Les fonds structurels jouaient alors un rôle important. Avec les pays de l’Est, on est plutôt dans une logique de dumping social et fiscal…

Mais les fonds structurels existent toujours. Et avec du volontarisme politique on pourrait assez facilement mettre en place un salaire minimum européen ou un système fiscal plus fédéral, qui changeraient fondamentalement l’Europe. La logique actuelle du dumping fiscal n’est pas une fatalité ; elle reflète juste le triomphe du néolibéralisme, qui n’est pas irréversible. Politiquement, cela peut aller très vite, il suffirait que la France et l’Allemagne s’accordent pour changer la donne. L’Allemagne a bien instauré dans le secteur des Postes un salaire minimum extrêmement élevé, qui rend impossible l’entrée sur son marché de concurrents, notamment néerlandais, pour la Deutsche Post. Et cela n’a pas été jugé contraire au droit européen dans la mesure où tous les acteurs sont soumis aux mêmes contraintes.

La mise en retrait de la Grande-Bretagne constitue à cet égard une formidable opportunité pour l’Europe continentale, car elle a empêché l’émergence d’une véritable Europe sociale à la fin des années 1990. Le cas irlandais est intéressant, même si c’est un peu le pays des extrêmes. Dans le paquet qui lui était imposé par l’UE, l’ancien gouvernement a tenu bon sur deux points : les 12% de taux d’imposition sur les sociétés et le refus d’une réduction du salaire minimum, plutôt élevé et comparable au niveau français, défendu en tant qu’élément de stabilisation de son économie.

De son côté, la Belgique a maintenu l’indexation des salaires sur les prix et elle affiche un de ses plus bas taux de chômage des dernières décennies, malgré (ou plutôt grâce à) la longue vacance de gouvernement. Il est intéressant de constater que le pilote automatique fonctionne mieux que toute l’agitation autour des réformes structurelles.

Au total, les discours hostiles au salaire minimum doivent donc être renversés et son extension promue comme facteur de protection et de stabilité.

Dans d’autres cas, le détachement de salariés permet de faire travailler une main-d’œuvre européenne dans des conditions de moins-disant social. C’est la directive Bolkestein sous une autre forme. Et la Turquie comme l’Euro-Méditerranée constituent d’autres viviers de travailleurs ?

À mon sens, les viviers humains ne sont pas si importants en Europe de l’Est, qui connaît son propre développement économique et doit répondre à ses propres besoins en main-d’œuvre. Vous pouvez trouver quelques centaines de milliers, voire quelques millions de travailleurs prêts à émigrer en Europe occidentale, mais ce n’est pas infini et s’il s’agissait d’une stratégie généralisée de la part des employeurs européens, ils ne trouveraient pas la main-d’œuvre nécessaire.

Même avec une Turquie intégrée ou avec le vivier algérien, je ne suis pas certain que cette main-d’œuvre puisse être massivement employée. Il faut démystifier la menace migratoire. L’immigration peut évidemment créer de la concurrence au niveau des bas salaires, mais cela tend à faire grimper les nationaux dans l’échelle sociale car il faut bien des salariés pour encadrer ces travailleurs migrants, comme on l’observe dans le secteur du bâtiment. La composition de la catégorie ouvrière évoluerait, mais l’effet net ne paraît pas évident.

Vous insistez régulièrement sur les leviers d’action à la disposition de l’État, soit directement en qualité d’employeur avec l’embauche de personnel dans les secteurs d’avenir, soit en tant que donneur d’ordres, d’actionnaire ou de délégataire de services publics. On peut citer le cas de Renault qui a perçu en 2009 un milliard d’argent public sans contrepartie ni exigence, alors que le groupe préparait un transfert de production depuis la Roumanie vers sa nouvelle usine de Tanger au Maroc.

Pratiquement toutes les grandes entreprises françaises sont concernées. Plusieurs schémas se dégagent : les grandes entreprises délégataires de services publics, où l’État ou les collectivités locales peuvent parfaitement ajouter des clauses sociales et salariales au cahier des charges, sans même sortir du cadre de la concurrence. Cela pourrait influer sur la qualité sociale de l’emploi et les conditions de travail et transformer, par capillarité, le comportement des entreprises.

Le cas de Renault relève de la politique industrielle et du rôle de l’État actionnaire qui, directement ou via la Caisse des dépôts, est présent au capital de beaucoup d’entreprises. Le levier actionnarial est essentiel dès lors que l’État décide d’exercer pleinement ses prérogatives d’actionnaire, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Enfin, pour beaucoup d’entreprises très internationalisées, on néglige le levier de dépendance à l’égard de l’influence française. Prenez Total, on nous explique que ses profits ne sont pas réalisés en France. Mais sans l’armée française positionnée à proximité des sites stratégiques, que deviendrait la sécurisation de ces profits ? Pourquoi ne pas envisager une taxe correspondant à toutes les dépenses militaires engendrées par les activités de Total ?

Entretien extrait de la revue :