De l’usager au client : la dérive

, par udfo53

Alain Rey : Lexicologue et linguiste, passionné d’étymologie, explique ce qui se joue lorsque l’usager d’un service public est tout à coup appelé « client ». Ou quand la sémantique traduit des conceptions radicalement différentes.

Le sentiment de la langue que partage la majorité des francophones –en l’occurrence, s’agissant de notions engagées dans l’institution, il s’agira des Français– nous amène à voir dans le passage de « l’usager » au « client » le chemin qui conduit de la règle d’un service public à celle de l’échange d’argent. C’est-à- dire le passage d’une société où les besoins et les « biens communs » sont privilégiés, à un monde où la recherche des profits commerciaux, puis surtout financiers, l’emporte sur toute autre considération.

Pourtant, l’idée assez juste que l’on vient de formuler n’est pas inscrite dans les mots, qui ont un passé parfois révélateur. Le rapport entre l’idée de service et celle d’usage est étroit, mais chaque notion établit un type de relation différent. L’usage, mot biface, entre utilisation et usure, relie une personne ou un groupe à des moyens qui satisfont à des besoins ; le service rend disponible ces moyens à ceux qui les requièrent.

Un « service public », expression qui apparaît en France après la révolution bour- geoise de 1830, fut d’abord une administration assumant une mission d’intérêt général, mais l’expression s’est étendue au XXe siècle à toute organisation finan- cée par l’État et fournissant à la collectivité de ceux qui bénéficient de ce service (les usagers) un bien ou ce qu’on appelle en économie un « service », cela à partir de la IIIe République.

Les services s’ajoutent aux biens matériels dans le monde des valeurs ; leur importance n’a cessé de croître dans le capitalisme privé comme dans l’éco- nomie d’État. Il y a une répartition entre ces deux types de service, le public, reflet d’une volonté d’économie sociale –qu’elle soit ou non « socialiste »–, et le privé, motivé par la recherche de profits. C’est alors que l’usager devient « client », mais ce mot lui-même, par son étonnante origine, manifeste un rapport devenu obscur avec l’idée d’une hiérarchie sociale dure que trans- mettent servir et service, dans la généalogie desquels on trouve le servus latin, l’esclave, atténué en serviteur. Le serviteur, dans le service public, est l’État, et le « servi », le citoyen.

Une ambiguïté se manifeste aussi avec le « client », mot pris au Moyen Âge au latin cliens. Quand ce mot passe au français, il s’applique à une personne qui confie ses intérêts à un homme de loi, sens proche de celui qu’il a au- jourd’hui quand on parle des clients d’un avo- cat. Cette valeur juridique manifeste un grand changement par rapport au terme latin, qui dé- signait un plébéien placé sous la « protection » d’un patronus (mot qui a donné patron, on s’en doute), toujours un patricien. Cette institution romaine ayant disparu, le cliens de la Gaule ro- manisée est devenu un vassal, un serviteur.

La signification moderne de client et de clien- tèle correspond à l’extension du commerce dans les premières décennies du XIXe siècle. Mais le mot a conservé une trace de ses origines : le bon client est en quelque sorte soumis à son fournisseur, qui devient, à la romaine, son « patron ». On peut noter que la langue anglaise a donné au mot patron, hérité des Normands, le sens de « client », dans la mesure où l’usager payant d’un commerçant, d’un spectacle, etc., le soutient financièrement (on dit aujourd’hui, par anglicisme, qu’il le « supporte ») et le protège.

Faut-il y voir une réhabilitation du patronage–protection et une justification de la relation financière à la Adam Smith, précapitaliste ? Je ne sais, mais il est clair que l’attitude de la langue française vis-à-vis des « patrons » est beaucoup plus sévère. Quant au client à la française (le client anglais est, comme en latin, sou- mis : pour « pays satellite », on dit en anglais client state), ce client qui, selon la for- mule, « a toujours raison » (à condition de payer, et la langue populaire a créé l’expression « cochon de payant »), c’est lui qui fait fonctionner la machine éco- nomique enclenchée par l’entrepreneur –par pudeur sans doute, les « patrons » français sont devenus des « entrepreneurs », mot plus dynamique et plus moral.

L’usager peut l’être à titre gratuit, jamais le client

L’ex-usager des transports en commun « usait » de ces transports, satisfaisant un besoin parfois vital. L’usager d’un théâtre subventionné, dans son usage, béné- ficie de la subvention, qui vient de l’État. Reste qu’il paye, mais en employant le mot usager, on jetait un voile pudique sur ce fait. Et il pouvait y avoir des usagers gratuits, ce qui ne s’est jamais vu d’un client, malgré les primes et les bonus de la publicité. Celle-ci est l’art de vendre, de créer le client fidèle, de le soumettre à sa loi –celle des prix, qualifiés de « justes », « réduits », « cassés », pour faire passer la pilule. On songe à la superbe formule de Marx : « Les eaux glacées du calcul égoïste. » En réchauffant un peu ces eaux, qui ne sont ni claires ni potables, le service public et ses usagers rendaient la vie moins dure aux pauvres –mot qui a cessé d’être tabou, on va pouvoir reparler de paupérisation. L’usager, l’usage insistent sur le service, alors que le client, la clientèle conservent de leurs origines un côté soumis, voire écrasé par la mécanique des échanges d’argent.

En politique, il arrive que l’hypocrisie, moteur de la paix sociale, de la propa- gande et des publicités, le cède à la franchise. Les verbes acheter, vendre, gagner ne sont plus tabous. On ne dit plus, comme au XIXe siècle, « enrichissez-vous ! », faisant mine d’oublier qu’enrichir quelques-uns, c’est appauvrir beaucoup d’au- tres, mais « travaillez plus pour gagner plus », ce qui implique « pour dépenser plus », et donc « pour faire gagner plus à ceux dont vous êtes les clients ».

Règle d’or et règle de fer

Une autre expression, qui me paraît plus scandaleuse encore, est « la France vit au-dessus de ses moyens », abstraction qui recouvre le fait écrasant que les Fran- çais sans moyens vivent au-dessous de leurs besoins. Si « le client est roi », c’est en fonction de ses moyens ; quant à l’usager, c’est un misérable assisté. La « règle d’or » du budget national en équilibre, dans les conditions de l’économie contem- poraine, est une règle de fer pour les budgets individuels. Travailler toujours plus pour faire gagner toujours plus à quelques-uns, c’est aussi pour payer plus, pour devenir le client parfait, serviteur du système.

Pour que ces conditions puissent changer, souhaitons que l’on retrouve l’usager, symbole de la satisfaction des besoins, derrière le client, asservi et trompé par les langues de bois de la politique et de la finance.

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Article extrait du numéro 2 de FORUM, la revue théorique éditée par FO que vous pouvez retrouver sous : www.refueforum.fr